Coups de coeur : Du libraire chevelu

Eros et Oniros

Trois titres (parmi tant d’autres) ont ces dernières semaines étanché ma soif de calme et de volupté : une réédition, un diptyque et un « one shot ».

A tout seigneur, tout honneur, c’est « Le Cahier Bleu » qui ouvre le bal. Dans mon panthéon personnel d’auteurs de bande dessinée, André Juillard tient une place privilégiée. Classicisme du trait, élégance de ses personnages féminins, finesse de ses décors, retenue dans ses couleurs,… tout concourt à me séduire. En 1993, après les « 7 vies de l’Epervier« , André Juillard s’affranchit de tout scénariste pour s’incarner en auteur « complet ». Sa première tentative est une réussite : « Le Cahier Bleu » paru dans le défunt magazine (A suivre) s’inscrit pour longtemps dans les albums must have.

A cause d’une panne du métro parisien dans sa portion aérienne, Louise, jeune femme indépendante au caractère bien trempé va faire la rencontre d’un homme fougueux et amoureux… puis d’un deuxième plus réservé mais tout aussi mordu. Ce triangle amoureux pourrait rapidement tomber dans le drame classique si l’apparition d’un mystérieux cahier bleu ne venait changer la donne. Romance, rebondissement, richesse, cette histoire vaut son pesant d’or. Dans cette réédition, a été accolée « Après la Pluie » qui n’est pas une suite directe -bien qu’on y retrouve des personnages communs-. Cette histoire, graphiquement toujours impeccable, connaît néanmoins quelques faiblesses sur son scénario. En effet, si la force du « Cahier Bleu » résidait dans son réalisme et sa vraisemblance, on a du mal à adhérer aux déboires des héros de  « Après la Pluie ». Enfin, près de 16 pages de croquis et documents enrichissent l’album (éd.Casterman). Faisant presque regretter de le posséder déjà.

Si la collection « Secrets » dirigée par Frank Giroud possède de nombreux tomes, certains se hissent au-dessus des autres et ce, largement. Après Samsara et L’Ecorché, voici que l’on peut à présent rajouter « L’Angélus », dessiné par Homs (éd.Dupuis). Dans cet album, Clovis, père de famille sans histoire, proche de l’apathie dont le mal-être est le lot quotidien voit son existence changer radicalement. Comment ? En se rendant au musée d’Orsay par hasard et découvrir L’Angelus de Millet. Totalement bouleversé, ce tableau va devenir une véritable obsession. A tel point que cela va ravager les repères habituels de son existence. Il va découvrir, non seulement que d’autres personnes ont connu une telle fascination (dont Dali), mais que cela fait écho à un drame familial bien personnel… Dans ce deuxième tome, les langues se délient enfin, les choix deviennent de plus en plus affirmés et la couleur est au rendez-vous. Une bien belle fin.

Pour finir, « Un Enchantement » de Christian Durieux aux éditions Futuropolis appartient à cette illustre collection liée au musée du Louvre. De Crécy, Marc-Antoine Matthieu ou Yslaire avaient, entre autres, apporté leur contribution à ce cahier des charges simples : réaliser un album au thème et ton libres mais mettant en scène des œuvres du musée. Ici, un homme politique au faîte du pouvoir observe avec cynisme et tristesse les préparatifs de la fête que l’on organise pour lui. Las de l’hypocrisie et de la fatuité de ses convives, il s’éclipse avant le début. En errant dans les couloirs du Louvre, il découvre une jeune femme qui elle aussi a souhaité s’éloigner du brouhaha de la société et se redécouvrir. Tous les deux vont alors arpenter nocturnement les couloirs illustres et s’abandonner dans la contemplation d’œuvres éternelles… Poésie, onirisme, fantastique évanescent, tout est là pour que cet album vous procure ce qu’évoque son titre : un enchantement…

Le remède et l'antidote

Penchons-nous aujourd’hui sur deux albums qui méritent notre attention. Si le format de ces deux albums est quasi similaire, bien des aspects diffèrent – si ce n’est le plaisir que j’ai eu à lire les deux ! -.

« La Belle Mort » (éd.Ankama) est la toute première production d’un jeune auteur grenoblois : Mathieu Bablet. En quelques mots, l’intrigue est brossée : la fin du monde, bon, ben on y est… Des insectes venus de l’espace ont éradiqué la race humaine. Seuls quelques rescapés tentent de survivre tant bien que mal, jusqu’à une rencontre qui pourrait modifier le cours de cette courte humanité.

Rien de nouveau sous le soleil, me diriez-vous côté scénario. Certes, serais-je obligé de vous répondre, vous n’auriez point tort. Une poignée d’hommes miraculeusement indemnes, entourés d’un danger létal, qui plus est surnaturel, un monde dévasté, une civilisation anéantie… Des récits comme cela, on en a des pelletés chaque mois. Des bons et des mauvais.

Là, on est dans le bon. Tout d’abord, parce que ce jeune auteur ne lésine pas à la tâche, son dessin très anguleux, très « graphiques », très… personnel rentre en résonance avec ce monde crépusculaire, où l’espoir n’est plus de mise. Ses décors urbains, ses immeubles éventrés, sa ville est un personnage en soi, mourant mais bien présent (et quelqu’un qui dessine autant de fenêtre ne peut pas être foncièrement mauvais !!!).

Et cette atmosphère, ces personnages campés sur des archétypes sans être (trop) stéréotypés, là, il y a quelque chose qui s’insinue petit à petit à la lecture, qui fout le bourdon (insecte-bourdon…) de manière insidieuse et nous ramène sensiblement aux questions ontologiques. Bien que cela n’est rien à voir, j’ai retrouvé les mêmes ambiances que les premiers « Lain » et « Wind of Amnesia« .

Bon et puis, je l’avoue et je l’assume, je suis curieux sur ce qui touche au parkour… en tant qu’observateur, bien sûr. C’est pour cela, entre autre, que j’avais apprécié « En sautant dans le vide » (éd.Dargaud).

A l’issue de « La Belle Mort », on n’est pas nécessairement dans un état d’euphorie, bien au contraire. Heureusement, il y a la parade : « Le Viandier de Polpette » T.1 L’Ail des Ours de Julien Neel et Olivier Milhaud (éd.Gallimard).

Voilà un album réjouissant, qui met de la bonne humeur dans votre quotidien. Dans un monde fictionnel introduit très efficacement dans les premières pages, la petite auberge « Le Coq Vert » vit en marge des remous du reste de la société. Tenant à la fois du féodalisme du moyen-âge et d’éléments propres au début du XXème siècle, ce monde apporte une originalité appréciable et pas « tape à l’œil ». Le seigneur du lieu, le baron Fausto, est l’héritier du royaume mais pour des raisons de sécurité, il a été éloigné enfant de la guerre et des machinations d’alcôves. Il a pu grandir et s’épanouir dans le petit domaine de chasse qu’il a transformé en auberge. Entre les murs du Coq Vert, c’est toute une petite communauté qui s’affaire, avec simplicité et bonheur : le cuisinier Polpette, Alméria, les clients indéboulonnables, les furets… Et lorsque l’annonce de la venue du père de Fausto (qu’il n’a pas vu depuis ses 7 ans) arrive jusqu’au Coq Vert, c’est l’effervescence ! Comment réagir face à un père à la fois roi et inconnu ? Et surtout que préparer à manger ?!

Quel plaisir de retrouver le dessin si doux et efficace de Julien Neel, le papa de Lou, dans une série si innovante ! Olivier Milhaud nous mitonne également un très bon scénario où les relations esquissées ou explicites entre les personnages ( Fausto et son tuteur, Polpette et Alméria,…) sont un délice à apprécier avec lenteur, saupoudré d’une dose d’humour et d’émotion et bien sûr agrémenté de quelques recettes de cuisine qui surgissent de manière inattendue.

Donc de ce viandier (recueil de recette de cuisine), j’adhère et j’en reprendrai bien une part !!!

 

Seiyar, si tu savais…

Le deuxième tome de « Saint Seiya Next Dimension » est arrivé sur nos beaux étals… Pour tous ceux qui ne sont pas des aficionados, il s’agit d’une nouvelle série dérivée des « Chevaliers du Zodiaque« .  Ainsi, à la série-mère « Saint Seiya » scénarisée et dessinée par Kurumada, se sont au fil du temps ajoutées « Saint-Seiya G« , « Saint Seiya Lost Canvas » et donc celle-ci.

L’intrigue se situe chronologiquement après la guerre contre le dieu Hadès, les derniers tomes de la série-mère. Cependant, de nombreux flashbacks renvoient le lecteur deux siècles auparavant, lors de la dernière guerre des dieux. On retrouve ainsi des personnages qui tiennent la vedette dans les pages de « Saint Seiya Lost Canvas », notamment Alone, l’incarnation d’Hadès d’alors.

Ce spin-off ou séquelle, selon le point de vue, est réalisé intégralement par le créateur de la saga Kurumada… Et voilà le drame. Car soyons honnêtes, si au milieu des années 80 les Chevaliers du Zodiaque ont connu le succès que l’on sait, notamment, dans nos contrées, c’est essentiellement grâce à la série télévisée dont le design était un peu plus élégant que l’œuvre originelle. Les dessins de Kurumada étant… simples. Et comme tous les enfants de mon âge, j’étais fan de la série.

Alors, objectivement, y a-t-il un intérêt intrinsèque à cette série ? Est-ce le poids de la nostalgie, le plaisir de retrouver des idoles jadis vénérées, qui nous poussent à continuer ?   Là, en l’occurrence, oui. Car, après les notes d’espoir avec les dessinateurs Okada et Teshigori, le retour du maître Kurumada n’annonce pas une quelconque modification de son style. Les couleurs (oui le manga est entièrement colorisé) ne sont vraiment pas un cadeau et l’intrigue demeure toujours très linéaire et prévisible. Et surtout, surtout, ce ù**$=)** de Seiyar a encore le beau rôle !

Alors quoi ? C’est nul ? Et bien aveuglé sans doute par les larmes du passé, non.  On se laisse avoir, on le lit… et on aime. -sigh-

Bras de fer

Il est assez rare que l’on ait à se battre entre nous trois (vos trois libraires préférés, Romain, Gérald et moi-même) pour réaliser une chronique d’album. Chacun ayant ses centres d’intérêts, ses sensibilités, etc.  Cependant quand c’est le cas, c’est vous dire à quel point on est enthousiaste sur ces albums !

Et ici, j’ai dû me battre avec Romain et Gérald pour le « Montreur d’Histoire » de Zidrou et Raphaël Beuchot. C’est Romain qui a gagné ! Donc je ne vous dirai pas que cet album est extraordinaire, que pour moi c’est l’histoire de l’année, que les autres peuvent se rhabiller : on a trouvé le prix d’Angoulême. Non, je ne pourrai pas vous dire que le récit est fin, intelligent, émouvant, que la narration allusive (on casse le « 4ème mur ») est particulièrement pertinente. N’insistez pas, Romain se chargera de vous dire combien les récits non-humoristiques de Zidrou sont touchants. Non, non, encore une fois non, je serai muet comme une tombe sur l’osmose réussie  dessin/histoire de cet album. Allez donc lire sa chronique.

Bon, après cette petite prétérition sournoise, me voilà à parler de « Catalyse » que j’ai remporté de haute lutte auprès de Gérald, cette fois-ci. Ce one-shot de Pierre-Henry Gomont aux éditions Manolosanctis fait partie de ces albums qu’aiment les libraires : le petit bouquin que l’on n’attend pas, qui se laisse lire d’une traite et pour lequel on se dit « ouf, celui-là j’ai bien fait de ne pas le laisser filer !« . Lionel travaille pour un cabinet financier, il est envoyé dans une entreprise en province pour réaliser un audit. Sauf que Lionel, c’est de l’eau tiède : pas réellement motivé, pas réellement compétant, pas réellement adulte, il mène sa vie plus par défaut que par conviction, voire même que par action.  Sauf que son vide intérieur, professionnel, personnel intellectuel (?), au bout d’un moment rien ne viendra le cacher. D’autant plus qu’un certain Simon, de la même boîte financière, vient le seconder dans son travail. Ce dernier, au passé trouble, va révéler ses failles… et celles d’autres personnes également ! A la fois thriller et chronique sociale, cet album mérite d’être sur votre table de chevet.

Voilà sinon, en vrac, « Love » (Frédéric Brremaud,  Federico Bertolucci, éd. Ankama). C’est beau, c’est très bien dessiné, c’est fluide, c’est « zoologiquement » parlant très chouette. La question qui vient ensuite c’est « Pourquoi ? » ou plus tôt « Pour quoi ? ». Mais bon, je suis content d’être libraire pour lire ce genre d’albums… sans les acheter.« Yerzhan » T.1 (Hautière, Efa, éd.Delcourt), un album de mise en place sans prétention mais qui fonctionne. A surveiller pour la suite….

Et puis Fraternity bien sûr (Canales, Munuera, éd.Dargaud)… Mais ça vous le saviez déjà, non ?

Il n’y a pas que le Spandex dans la vie

Les comics de super-héros, faut-il encore le répéter, sont largement majoritaire, certes, mais il n’y a pas qu’eux !
Et ces dernières semaines encore, deux albums témoignent de la vivacité de ceux qui vont au-delà des justiciers masqués.
« Northlanders » tout d’abord, (T.1 Sven le Revenant, éd.Panini) nous plonge en Europe à la fin du Xème siècle. Sven, voguant au large de Constantinople, apprend que son oncle a succédé à son père et a donc usurpé son héritage dans les lointaines contrées vikings. Et là on se dit « Humm… encore une histoire de vengeance et de reconquête du pouvoir à la force de l’épée…du sang et des tripes !« . Et bien oui et non en fait, car sans vous gâcher l’effet de surprise, disons que la couronne de quelques loqueteux vikings perdus sur leur terre stérile, Sven n’en a cure. Par contre, l’or amassé par son père lors des raids, ça c’est une autre paire de manche ! Surtout quand on veut garder un certain train de vie du côté du Bosphore.
Brian Wood, déjà scénariste du très efficace et très plébiscité (chez nous) « DMZ« , signe là un scénario sanglant mais tout en nuance, avec un héros à la moralité fluctuante. Il emmène le lecteur sans y toucher sur le terrain du choc et de la complémentarité des cultures. Quant à Davide Gianfelice, son trait nerveux permet de restituer l’intégralité de cette société crépusculaire et païenne. Du bon donc !
Ensuite, on part sur de la féérie et sur des mathématiques. En effet, 1) on adore Ted Naifeh : « Courtney Crumrin » est une série méconnue que tous devrait avoir dans sa bibliothèque (et en plus l’auteur est super sympa) 2) on adore Tony DiTerlizzi et ses illustrations… 3) … donc on adore aussi sa série « les Chroniques de Spiderwick » co-écrite par Holly Black. 1+2+3 = on adore « le Cercle » T.1 Les Liens du Sang par Ted Naifeh et Holly Black (éd.Milady). Avec un dessin beaucoup plus détaillé que dans ses œuvres antérieures, il met en scène une jeune fille qui commence à voir des choses… hors normes. Changelins, sangs mêlés, double vue, l’histoire ne réinvente rien mais puise dans le pot commun et renouvelle le folklore féérique traditionnel. Du bon donc bis !

Satisfaction 1 / Fiel 0

Ah, j’avais envie de dire du mal, d’être particulièrement critique et acerbe sur deux titres parus récemment. Ils avaient en commun, outre leur petit format, de fleurer bon le nombrilisme à la mode et la superficialité inhérente à ces albums vite lus, vite oubliés. Armé de ces préjugés « antelecture », je me faisais une joie de les démonter et vite lesrenvoyer à l’anonymat duquel (pensai-je) ils n’auraient pas dû sortir…

Alors pourquoi, me direz-vous, ai-je lu  » Yessika, Voyance, Amour, Travail, Argent » de Isabelle Bauthian et Rebecca Morse (éd.Drugstore) et « Les Autres Gens » de Thomas Cadène et plein d’autres (éd.Dupuis) ? Par curiosité et professionalisme, les deux mamelles nourricières du libraire !

Et force est d’admettre que j’ai été capté par les deux, voire séduit, par la fluidité et l’intelligence d’écriture de ces ouvrages. « Yessika » offre le témoignage de Stéphanie, étudiante qui, pour arrondir ses fins de mois, travaille au standard d’une entreprise de voyance. Humour de situation et cas de conscience se succèdent au fil de cette « histoire vraie » qui rappelle que tout un chacun cherche réconfort et réponse là où il peut. Et qu’il y aura toujours quelqu’un pour en tirer profit ! En bref, c’est frais, c’est beau, c’est plaisant et cerise sur le gateau, ça fait (un peu) réfléchir.

Pour « Les Autres Gens », comme beaucoup, j’étais allé fouiller du côté du site (http://www.lesautresgens.com/) sans trop de conviction, attendant la sortie album tant annoncée. Bien sûr, je souscrivai à l’initiative internet, innovante et stimulante. J’étais plus dubitatif quant à l’histoire. Voilà l’ouvrage papier entre les mains. Honte sur moi, je fus happé par cette « bédénovela ». On se prend au jeu de Thomas Cadene, scénariste omnipotent qui orchestre les vies imbriquées de multiples personnages, dépeints – entre autres – par Vives, Singeon ou Mousse. Hippolyte et Mathilde liés par la fortune, Emmanuel et Camille les amis fluctuants, les parents, les proches, les voisins, les gentils, les méchants, les autres… Alors, évidemment, on ne pourra pas s’empêcher de se dire que nous aussi on aimerait bien avoir les problèmes de cette « pauvre petite fille riche parisienne », mais ce serait bouder son plaisir.

Ainsi, le perfide (et bifide) serpent qui sommeillait en moi en fut pour ses frais et c’est sereinement que je vous conseille la lecture de ces deux albums… !