Parfois, en bon amateur de BD, une qualité qu’il faut entretenir avec soin est la patience. Savoir ronger son frein dans l’attente de la suite espérée. Puiser dans la méditation zen les forces permettant de repousser la frustration de tout ce temps loin de ses héros… Souvent, les auteurs étant magnanimes, ils abrègent notre supplice au bout d’un an. D’autres, plus pervers, rallongent ce délai d’un an voire deux. D’autres enfin annihilent toute notion de temps.
Et puis il y a des séries qui sont hors de ces considérations bassement temporelles et réapparaissent un jour, dans la jubilation extatique suivant l’attente anxieuse ou l’indifférence la plus abyssale. Sasmira a fait partie de ces Arlésiennes de la BD, avec une épiphanie discutable. Les neuf ans d’absence entre les deux tomes de La Grippe Coloniale (éd.Vents D’Ouest) placent également cette série dans le palmares ! Mais ici, le tome 2 de ce récit poignant (et malheureusement véridique) sur l’épidémie de grippe espagnole qui frappa l’île de la Réunion ne déçoit pas. Appollo et Huo-Chao-Si évoquent le retour de ces gueules cassées parties défendre la patrie lors de la Der des Ders, accueillies avec peu d’égards, tant à l’aller qu’au retour. Ces deux auteurs qui ont vécu à la Réunion mettent en avant le clivage, tant social qu’ethnique, qui dirigeait la vie de l’île et qu’un faux vernis de fraternité n’arrivait pas à réduire. Et tout cela est néanmoins raconté avec tant de légèreté ! Il a fallu mériter ce tome 2, mais une fois dans les mains, on ne peut que se satisfaire d’une telle réussite. Et si l’envie vous prend d’aller plus loin dans la connaissance de ce petit bout de France de l’Océan Indien, Appollo avait auparavant réalisé deux autres récits mettant la Réunion en avant : « L’Ile Bourbon » (avec Lewis Trondheim au dessin, éd.Delcourt) et « Fantômes Blancs » (avec Li-An, éd.Vents d’Ouest). Mais ce serait largement restrictif si nous omettions quelques unes de ses meilleures séries : « Commando Colonial » et « Biotope » (les deux avec Brüno, éd.Dargaud)
Même période, autre territoire, « Les Quatre Coins du Monde » (éd.Dargaud) nous transporte dans les dunes, dans les Massifs du Hoggar – alors dans l’Algérie française – où un jeune soldat français, encore empêtré dans les habitudes, la discipline et le conformisme de la métropole, va intégrer les forces armées du Sahara. Sa difficulté a embrasser le métissage des cultures et des traditions qui se sont opérées entre les soldats et les nomades touaregs, la fraternité, l’amitié et la confiance qui les unissent, rappellent au chef Dupuy comment lui-même s’est comporté lors de son arrivée au Sahara, fraîchement émoulu de Saint-Cyr. Lorsqu’il a rencontré le célèbre capitaine Barentin en 1913…
Hugues Labiano, pour la première fois seul maître à bord de son histoire, nous offre un récit enchâssé de grande finesse : les recherches autour de la disparition du Capitaine Barentin et l’immersion du jeune soldat, mêlées aux souvenirs du vétéran lorsque lui-même était un bleu. Avec langueur et néanmoins dynamisme, il nous imprègne de ce mode de vie, de la réalité du terrain bien loin des décisions de Paris et surtout de l’amitié et de l’honneur qui se forgent entre ces hommes. Le dessin d’Hugues Labiano, à la fois réaliste dans son ensemble, mais très marqué lorsqu’il s’agit des visages, gagne encore en expressivité. Si j’avais adhéré immédiatement avec « Matador » (scé. Jakupi, éd.Glénat) puis « Dixie Road » (scé. Dufaux, éd.Dargaud), « Black Op » avec Desberg aux éditions Dargaud avait prouvé qu’il était capable de s’approprier tous les univers, y compris les récits d’espionnage. Je ne peux donc que vous inciter à vous plonger dans la chaleur étouffante de ce diptyque saharien avec délice !
Pour finir, quittons les colonies pour revenir sur la notion de temps à savourer en parlant de « Holmes » (éd. Futuropolis) dont le tome 3 vient enfin de sortir ! Je ne vais pas une fois de plus vous faire le panégyrique de cette série, ni vous dire tout le bien que je pense de ce duo d’auteurs Luc Brunschwig et Cecil, je vous encourage uniquement à ouvrir les pages de ce troisième tome, toujours aussi réfléchi dans ses couleurs, puissant dans ses dessins, inplacable dans son scénario et accompagner ce pauvre Watson sur l’enquête du plus grand des enquêteurs…