D’autres hommes de lettres
Les bandes dessinées sur le régime autoritaire (euphémisme de dictatorial) de Salazar sont rares. Alors lorsqu’elles sont de qualité, il faut sans sourciller se plonger dans ces albums !
» Pereira prétend » se déroule dans les premières années de la prise de pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar au Portugal. Ce dernier a instauré un gouvernement résolument anti-communiste, fondé sur un parti unique et ancré dans le catholicisme le plus dogmatique. Les arrestations sommaires et les exécutions expéditives sont légions. Dans cet ambiance liberticide, le personnage principal qui donne son nom à l’album est un veuf corpulent qui s’est peu à peu coupé des réalités du monde. Il a conscience que la société change et pas forcément avec plus d’humanisme. Mais il se complaît dans son quotidien bien huilé et dans la gestion de la page culturelle du quotidien principal le « Lisboa ». Toutefois, l’absence de son épouse lui pèse et il entretient avec elle des discussions d’outre tombe. Des questionnements sur l’après-vie trottent dans sa tête et c’est à cause d’elle que Pereira va rencontrer un jeune diplômé en philosophie, Monteiro Rossi. Pereira, quelque peu forcé par le destin (ou sa lâcheté), va lui confier l’écriture de quelques nécrologies de poètes et écrivains célèbres. Ce jeune homme va accepter bien vite. Cependant, celui-ci désinvolte, tumultueux et critique est aux antipodes des convictions de Pereira. Tout au moins le prétend celui-ci… Car de fil en aiguille, de rencontres en censures, de prises de conscience en reculades, l’engagement de cet homme simple dans un monde complexe va grandement évoluer.
Il y a très longtemps – à l’échelle éditoriale – j’avais été étonné par la finesse narrative de Pierre-Henry Gomont dans « Catalyse » de feu les éditions Manolosanctis (la preuve ici). Depuis, il n’a pas chômé, multipliant les albums forts (Kirkenes, Rouge Karma, Les Nuits de Saturne). Dans « Pereira », son trait très expressif et ses couleurs plaquées abruptement sur son dessin marquent les hésitations du personnages, ses atermoiements, ses conflits intérieurs. Mais également la chaleur de Lisbonne, la chape de plomb de la police politique, l’air frais pour le corps comme pour l’esprit de la cure française. Adaptant seul le roman d’Antonio Tabucchi, Pierre-Henry Gomont se sert des récitatifs aux points de vue fluctuant pour nous tenir en haleine ou nous faire craindre le pire. Jusqu’à la conclusion, surprenante et pourtant tellement naturelle !
« Pereira prétend » de Pierre-Henry Gomont aux éditions Sarbacane est à lire absolument. Vous y découvrirez un pays, une page d’histoire mais surtout les quelques semaines où la vie d’un homme va basculer.
Des mots, toujours des mots, les mêmes mots
Rose Grenier adore les cartes postales. Elle en écrit et se les envoie pour garder une trace de la vie qu’elle mène. C’est grâce à cette correspondance atypique que le lecteur va suivre l’héroïne depuis l’abandon de la ferme familiale dans la rurale Gaspésie jusqu’aux lumières trompeuses de Montréal. Des années 50 aux années 70, Rose va s’agripper à son rêve de devenir une chanteuse renommée de jazz, comme une naufragée à sa bouée. Ballottée par les événements, épaulée par deux hommes qui vont devenir ses musiciens attitrés, elle va connaître la misère des maigres cachetons puis la gloire des tournées internationales…
Parallèlement, en France, Victor Weiss apprend qu’il est mort lors des attentats du 11 septembre 2001 à NY ! Ou plutôt que son frère jumeau est mort aux pieds du World Trade Center. L’ADN a parlé ! Lui, l’enfant adopté qui ne savait rien de sa famille biologique se retrouve avec un bien curieux héritage…
On devrait toujours être attentif aux production québécoises (je me suis redis la même chose quelques jours plus tard avec » Les Deuxièmes » de Zviane éd.PowPow). « La Femme aux cartes postales » est un album très bien écrit et rythmé. Il y a des trouvailles narratives que je trouve particulièrement malines et qui sauve l’album des autres productions insipides sur les mêmes thématiques. Je pense à l’insertion de ces fameuses cartes postales à des moments charnières du récit, apportant sans lourdeur son lot d’informations et de révélations. Plus particulièrement, l’enchaînement des pages 133 et 134 où tout est dit, il n’y a rien à ajouter. Le retournement de situation final où les deux intrigues se rejoignent n’est pas d’une innovation fulgurante mais est très habilement dramatisé et les dialogues – ou leur absence – l’étoffent efficacement. Jean-Paul Eid et Claude Paiement nous plonge dans le Canada artistique du siècle dernier avec profondeur et émotion dans ce bel album paru aux éditions la Pastèque. Que demander de plus ?
La plume et l’épée
Quelle joie de retrouver l’impétueuse Delilah Dirk et le pondéré Selim dans de nouvelles aventures ! Toujours aussi pétillantes, les péripéties de cet improbable duo nous font voyager du Portugal (encore !) en pleine insurrection aux salons feutrés de la vieille Angleterre. Pour ceux qui ne se souviendraient pas de cette série – dont le premier tome avait été chroniqué ici – un petit résumé s’impose. Au tout début du 19ème siècle, le janissaire turc Erdemoglu Selim rencontre l’aventurière-voleuse-espionne Delilah Dirk alors en franche difficulté. Sa tête et son corps risquent de se séparer brusquement. Placé sous sa surveillance, elle parvient néanmoins à s’échapper. Selim est donc condamné lui aussi à être raccourci… Avant d’être sauvé in extremis par la jeune femme qui n’a peur de rien. Une folle épopée s’en suit alors où l’amitié et l’admiration prospèrent dans le coeur de l’ex lieutenant turc. Cinq ans se sont écoulés depuis leur dernières aventures et les conflits napoléoniens entre la France, l’Angleterre et les autres nations européennes font voir des espions et des traîtres dans les yeux de tous les états majors. A cause d’une perfide et infondée accusation, voilà que l’honnêteté et le patriotisme de Delilah Dirk sont remis en cause. Elle aurait vendu des informations aux Français ! La voilà contrainte à rejoindre l’Angleterre et sa famille pour se disculper. Sauf que là-bas, Delilah Dirk n’existe pas… Elle est uniquement une Alexandra pur produit de l’aristocratie britannique attendue par une mère anxieuse. Laquelle de ces deux facettes parviendra à faire éclater la vérité ?
Dans « Delilah Dirk et le Shilling du Roy », Tony Cliff a affiné et dynamisé son trait dans ce deuxième opus qui sort directement en « gros » volume aux éditions Akileos. Il sait rendre ses deux protagonistes attachants par leurs défauts, leurs excès, leurs inadaptations à leur milieu. Il fait la part belle à l’action et aux rebondissements et l’exotisme est toujours au rendez-vous. Les éditions Akileos ont réédité la première aventure « Delilah Dirk et le Lieutenant Turc » en intégrale. Plus d’excuses pour ne pas plonger dans ce maelstrom d’humour et d’action !