S’il est indéniable que la Bande Dessinée permet évasion et divertissement, il est tout aussi vrai qu’elle permet un regard innovant sur le monde. A l’instar de la presse, du cinéma ou de la télévision, la BD apporte son langage, son rythme et sa narration au genre « documentaire et reportage ».
Ce mois-ci, par l’enquête, le témoignage ou à travers le prisme de la fiction, plusieurs albums se démarquent.
Adoptant la même technique que celle utilisée sur « Feuille de Chou » lors du tournage du film de J.Sfar consacré à Gainsbourg, Matthieu Sapin se penche sur le quotidien de »Libération« . Mois après mois, le dessinateur de « Supermurgeman » se mêle au quotidien des journalistes. Des comités de rédaction aux réunions de presse en passant par les conférences élyséennes, c’est toute la vie et la passion de ceux qui relaient l’actualité 6 jours sur 7 qui transparaissent avec humour et vérité. (Journal d’un Journal, éd.Delcourt)
Deux albums se penchent sur la péninsule indochinoise. Le premier sous couvert de fiction, raconte toutes les difficultés rencontrées par les inspecteurs de l’ONU lors de l’organisation d’élections démocratiques au Cambodge en 1993. « Sur la Route de Banlung » rappelle sans concession la politique de terreur, pas si lointaine, des Khmers Rouges et la méfiance tenace, bien compréhensible, de la population. Mais également la position ambiguë des Occidentaux. Vink, desinateur du « Moine Fou« , couche avec efficacité les souvenirs de Jacques Rochel, ancien observateur de l’ONU.
Le second, « Dans la Nuit, la Liberté nous Ecoute » nous plonge en plein coeur de la Guerre d’Indochine à travers le parcours d’Albert Clavier relaté dans ses mémoires. Ce dernier, après avoir subi les exactions de l’Occupant durant la 2nde Guerre, se trouve sous les drapeaux à défendre la Patrie et son « action civilisatrice ». Cependant, rapidement, son passé communiste, son engagement, ses idéaux, lui font voir la réalité d’une toute autre manière. La volonté d’émancipation des colonies face à une métropole orgueilleuse et égoïste résonne en lui comme un écho des années d’oppression nazie. Aux yeux de l’Etat, il trahit donc la France pour se rallier aux Vietminhs et des troupes de l’Oncle Ho. Rude, sans fioriture, voire lapidaire, le récit d’A.Clavier semble suivre une logique implacable : il faut trahir sa nation si l’on ne veut pas trahir ses idéaux, lorsque le gouvernement agit contre les fondements même du respect humain. Cependant, cette force en marche, liée à une certaine retenue, met de la distance avec le lecteur, nivèle également toutes les nuances possibles. Parfois un peu trop. Il n’en demeure pas moins que le dessin de Maxime Le Roy (qui n’est pas sans rappeler Squarzoni) attire par son économie de moyen et son efficacité. (éd.Le Lombard)
Ces deux ouvrages s’achèvent par deux dossiers mettant en relief histoire et politique, qui « instruisent » le lecteur, souvent loin de toutes ces considérations.
Résolument tourné vers la fiction pour mieux revenir à la réalité, « Triangle Rose » raconte les persécutions et l’extermination des homosexuels sous l’Allemagne Nazie. Si l’on connaît l’existence de l’étoile jaune et son port obligatoire pour la population juive, peu de nos contemporains ont en mémoire l’existence d’autres symboles de discrimination, souvent des allers simples pour les camps, (triangle rouge, vert, marron,…). A fortiori le Triangle Rose. Avec beaucoup de tact et de pudeur, Michel Dufranne montre la montée en puissance de l’oppression, de l’insouciance des premières années aux tortures puis aux déportations des heures les plus sombres. L’auteur pointe également l’opprobre jetée à la communauté homosexuelle par les autres victimes de la cruauté nazie, encore étriquées par leurs principes moraux. Milorad Vicanovic apporte par son dessin réaliste un ancrage fort pour une histoire tout aussi forte. (éd.Soleil)
Allez ! Un peu plus de légèreté pour continuer avec trois récits pour les plus jeunes. Et notamment, le grand retour de Jules ! Cette fois-ci, il ne va rien faire de moins que sauver la planète d’une météorite. Mais attention, pas à la Bruce Willis, mais avec l’aide de ses amis extraterrestres. Ils ont cependant une condition : leur prouver que l’Humanité mérite de survivre ! Et avec un riche industriel, candidat à la présidence, qui veut forer sous la banquise pour trouver du pétrole, on ne peut pas dire que l’homme gagne des points ! Avec beaucoup d’humour et sans chichi, Emile Bravo aborde une nouvelle fois avec brio thématiques citoyennes, réflexions adolescentes et une grosse dose d’humour ! (éd.Dupuis)
Les Colombes du Roi Soleil, adaptation des romans d’Anne-Marie Desplats-Duc, nous propulse au XVIIème siècle dans le pensionnat pour jeunes filles nobles désargeantées de Mme de Maintenon. Là, quatre adolescentes aux caractères et aux origines bien opposés, mais liées par une forte amitié vivent leurs années d’apprentissage avant leur libération, sans doute par le mariage… Lorsque Racine les sélectionne pour incarner les personnages de sa dernière pièce en l’honneur de Louis XIV, leur destinée va peut-être s’en trouver bouleversée ! Si l’on peut reprocher quelques redondances et facilités du scénario, une certaine naïveté dans les intentions des protagonistes, tous les ingrédients (secrets, romances, trahisons, amitié,…) sont là pour séduire les plus jeunes lectrices… et leurs parents ! (Roger Seiter, Mayalen Goust, éd.Flammarion)
Vous vous souvenez de Upside Down de G.Verbeck en 1903 qui pouvait se lire de haut en bas et inversement ? Hé bien, Steven Dupré a tenté une expérience approchante. A ceci près que l’auteur de Kaamelott a choisi de narrer deux histoires à chacune des extrêmités de son ouvrage. D’un côté, un extraterrestre débrouillard et délinquant qui s’écrase sur Terre découvre des humains. De l’autre, un viking et un enfant errant vont tomber nez à nez avec un extraterrestre ! Pas mal d’humour et d’action pour un défi étonnant. (Midgard, éd.Casterman)
Pour finir, double actualité pour Tony Sandoval avec « Doom Boy » en auteur complet et « Les Echos Invisibles » avec Grazia La Padula. Deux albums graphiquement très aboutis aux ambiance poétiques et oniriques, un peu « lynchiennes » sur les bords (de David Lynch, bien sûr, pas la mutation entre un lynx et une chienne…). Si vous ne devez en lire qu’un seul, je vous conseille Doom Boy dans le même univers que Nocturno. Cet album fait appel avec beaucoup de doigté à l’absence, le deuil et le mystère. Très bien. (éd.Paquet)
Sinon, j’ai vraiment aimé « L’Astrolabe de Glace » mais vous en avez déjà beaucoup à lire, non ? (Blengino, Palma, éd.Delcourt)